jeudi 20 novembre 2008

De la cérémonie du pilon ou assassinat typographique (XVIIIe siècle)



Une scène de destruction de livres en place publique par la Sainte Inquisition
(avec majuscule ou sans j'ai un doute... point de majuscules pour les minuscules non ?)



Poursuivons ce soir avec l’ouvrage de P. Manuel sur la Police de Paris dévoilée.

Voir notre article précédent :
De la police sur la librairie, l'an second de la liberté, par Pierre-Louis Manuel (1751-1793)

L’extrait qui suit donne une assez bonne idée de ce que pouvait être la censure et la destruction des exemplaires des livres prohibés, sous l’ancien régime, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle.

Laissons P. Manuel poursuivre :

« Rome est si éloigné de Paris, surtout depuis la révolution, que Paris a peut-être oublié comment les livres se brûlent à Rome, depuis le Dictionnaire de Bayle, jusqu’à la vie du diacre Paris.

« On dresse dans une place publique un vaste échafaud, à trente pas un bucher. Les cardinaux montent sur l’échafaud ; le livre proscrit est présenté lié, garrotté de petites chaines de fer, au cardinal doyen ; celui-ci le donne au grand inquisiteur qui le rend au greffier ; le greffier le donne au prévôt ; le prévôt à l’huissier ; l’huissier à un archer, et l’archer au bourreau. Ce dernier l’élève en l’air, en se tournant gravement vers les points cardinaux ; ensuite il délie le prisonnier ; il le déchire feuille à feuille, et il trempe chaque lambeau dans de la poix bouillante ; enfin il verse le tout dans un bucher ; et le peuple, à ce signal, crie anathème aux philosophes. »

Comment le lieutenant de police, qui n’avait pas moins envie que le pape, de brider, de museler les hommes, n’a-t-il pas imaginé de ces cérémonies augustes qui étonnent et subjuguent le vulgaire imbécile ? Presque seul avec ses valets, il jugeait, condamnait et exécutait les livres qui ne doivent pas être lus ; et ce grand exemple qui n’avait pour témoins que les murs muets de la Bastille, était perdu pour l’Europe. Que l’Europe du moins apprenne donc l’importance que la police donnait à ce travail obscur. Quelques jours avant la descente du magistrat, voici l’ordre qui était envoyé au gouverneur de la place. Ouvrir toutes les balles, ballots et paquets d’imprimés et gravures. Mettre ensemble tous les exemplaires de chaque ouvrage sans distinction de ballots ou paquets où ils se trouveront. Inscrire les titres de chaque ouvrage sur l’état général, par ordre alphabétique. Après que l’état général sera fait, on tirera vingt exemplaires de chaque ouvrage pour être conservés au dépôt de la Bastille, et douze ou quinze pour les distributions d’usage qui seront ordonnées. Ensuite il sera pris jour pour commencer le déchirage qui sera fait le plus promptement possible, tant par de bas officiers qu’on y emploiera que par les garçons du cartonnier, qui achètera le papier déchiré. Comme il y a au dépôt certains ouvrages en malles, caisses, ballots ou paquets qui exigent une attention particulière, on n’en fera l’ouverture qu’en présence de M. le lieutenant-général de police, et ainsi qu’il l’ordonnera. Tout le travail préparatoire du pilon sera fait en présence du garde des archives, ou en son absence, de l’un de MM. les officiers de l’état major, qui seront priés de veiller à ce qu’il ne puisse être distrait aucun exemplaire des différents ouvrages réservés au dépôt, ni mêmes de ceux destinés au pilon. Tous les frais relatifs au pilon seront payés sur le produit de la vente qui sera faite du papier déchiré. »

Voici pour exemple les ballots de livres conservés au dépôt de la Bastille sous le cachet de M. Lenoir.

- 385 exemplaires du Ministère de M. le comte de Maurepas (libelle contre ce ministre).
- 400 exemplaires de la Lettre de Dangui (contre le duc de Chartres).
- 73 exemplaires de la Réponse de M. Bourboulon au compte rendu de M. Necker.

On cite ensuite toute une série d’ouvrages imprimés par le sieur Jacquet :

- 200 exemplaires des Réflexions sur les pirateries du Sr. Gombault.
- 300 exemplaires de l’Administration provinciale.
- 79 exemplaires de la Conversation de Madame Necker.
- 534 exemplaires des Essais sur la vie d’Antoinette (libelle abominable contre la reine).
- 34 exemplaires des Joueurs de Dussault (libelle contre M. Amelot et autres).
- 500 exemplaires des Erreurs et désavantage de l’état, par Pellisery (libelle contre M. Necker).
- 300/400 exemplaires de l’Administration provinciale, in-4, par M. le Trône (ouvrage saisi et retenu par ordre de M. le garde des sceaux et de M. Necker).

Toute l’édition des Amours de Charlot et Antoinette (pièces de vers et gravures très injurieuses à la reine). Toute l’édition ou à peu près du Porte-feuille d’un talon rouge (libelle contre toute la cour). Toute l’édition d’un ouvrage acheté à Londres de la Malle cachetée du Lord North (on pense que c’est un libelle contre la reine). Toute l’édition de l’Aiguillonnade par Linguet, deux caisses (Pièce contre M. le duc d’Aiguillon et autres personnes en place). Toute l’édition de la Préface de l’histoire de Louis XVI en trois gros ballots (diatribe fur le règne dernier et le commencement de celui-ci).

Pour faire suite, P. Manuel donne le jugement rendu le 13 mai 1783 par Lenoir :

« Jean-Charles-Pierre Lenoir, chevalier, conseiller d’état, lieutenant-général de la ville, prévôté et vicomté de Paris. Vu l’état-général de tous les livres imprimés, planches et estampes prohibés, depuis le mois de juillet, tant à Paris et dans les environs que dans les provinces du royaume et pays étrangers, et envoyés au château de la Bastille, soit en exécution des ordres du roi et de ceux de monseigneur le garde des sceaux, soit en vertu de nos ordonnances ou des jugements par nous rendus à la chambre syndicale de la librairie ; ordonnons que lesdits ouvrages d’impression seront supprimés et lacérés en la manière accoutumée, et les planches gratées et brisées, en présence du sieur Martin, garde des archives dudit château, et de ceux de MM. les officiers de l’état-major, auxquels leur service permettra de s’y trouver, et ils nous certifieront de l’exécution du présent ordre par écrit, qui vaudra procès-verbal et sera déposé aux archives dudit château de la Bastille, pour servir et valoir ce que de raison. Signé Lenoir. »

P. Manuel appelle cela un « assassinat typographique ».

Il continue : « Il parait que M. de Sartine, ne se donnait pas la peine de célébrer lui-même cet autodafé. Les livres qu’il avait à condamner au feu ne méritaient pas son attention comme les amours de Charlot et d’Antoinette. C’étaient le Contrat Social, les Lettres de la Montagne, De l’Esprit, les Mémoires de Maintenon : encore il y en avait-il là d’autres qui sur leurs titres devaient lui paraître beaucoup plus dangereux : les avantages du mariage des prêtres ; le moyen de rendre les religieuses utiles, le traité de la tolérance, etc. Mais, plein de confiance en l’état-major, il lui envoyait la torche de la police qui n’épargnait ni les gravures jansénistes en cuivre, de Gondolfe, ni celles impudiques de Jourdan, de Darles, de Montigny et de Brocheron. Elle mettait en cendres jusqu’à des presses qui avaient leur jumelle, train, marbre, visses, barreaux, tympan, frisquette, onze chassis, onze paires de casses, des boîtes remplies de Pâtés, et environs trois milliers de caractères, qui à dix sols la livre, l’un dans l’autre, faisaient 1.500 livres. Sous la hache, des piles énormes du génie se réduisaient à trois milliers et quinze livres pesant de feuilles mortes qu’emportent le cartonnier Tisset, à raison de 7 livres 10 sols le quintal, soit 226 livres 2 sols et 6 deniers. »

Voilà en quels termes M. Manuel nous donne l’image de la destruction du livre pour cause de bonne morale et de bien pensé.

Aujourd’hui l’expression de « cérémonie du pilon » nous parait déplacée (1). C’est de destruction du livre qu’il faut parler, de censure d’ancien régime. Le pilon aujourd’hui est réservé aux livres qu’on ne lit pas… et gageons que compte tenu du nombre des nouveaux livres qui sont déversés en septembre dans les librairies modernes… le pilon ne chômera pas (2).

(1) La cérémonie du Pilon existe pourtant encore bel et bien pour la destruction des contrefaçons, notamment des objets de marques de luxe. On se rapproche alors de la destruction des copies d’Amsterdam des plus vils pamphlets de l’ancien régime. Qui a tort ? Qui a raison ?

(2) Entre 20 et 25 % des livres restent invendus chaque année. La plupart d'entre eux finissent au pilon et sont recyclés en papier. Mais c’est une autre histoire…


Bonne nuit,
Bertrand

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