mercredi 31 décembre 2008

Le mystérieux Menon et ses livres de cuisine vous invitent à réveillonner à l'ancienne (1749-1750)



Réveillon de la Saint Sylvestre oblige, le billet de ce soir est consacré à l'un de nos plus renommé auteur culinaire du XVIIIe siècle. Auteur dont on ne sait rien ou presque, mais dont on connait au moins le paraphe puisqu'il est apposé en gage d'authenticité sur plusieurs premières éditions de ces ouvrages de cuisine, notamment sur l'édition originale de "La science du maître d'hôtel cuisinier" (1749), où l'on trouve sa signature autographe au feuillet 1 comme c'est d'ailleurs annoncé à la page xxxij de l' "Avis à ceux qui voudront faire usage de ce livre". Vous pouvez la découvrir ci-dessous :


Cet avis est par ailleurs très intéressant et explique la méthode de travail de l'auteur et les buts qu'il se fixait en rédigeant cet ouvrage. Lisez plutôt :

1. J'ai taché d'être concis sans obscurité, afin que ceux qui voudront se servir de cet ouvrage, pour s'instruire dans l'Art de la Cuisine moderne, ne soient point rebutés par la longueur du discours, ni embarrassés à saisir mon idée. Le style simple était le seul qu'il convenait d'employer. 2. Quoique je n'aye ordinairement prescrit qu'une méthode de travailler, je n'ignorais pas qu'il y en eût d'autres. Je me suis arrêté à celle que j'ai crû la meilleure, sans prétendre y assujetir les autres. 3. Je me suis attaché à éviter, autant qu'il m'a été possible, les grosses dépenses dans les ragoûts, sans que la délicatesse en souffrît. Ainsi je ne me suis pas moins proposé pour but le service des tables médiocres, que celui des tables somptueuses, dans le goût de la cuisine nouvelle. 4. J'ai mis au commencement une table des mets contenus dans cet ouvrage, pour ordonner des repas selon les quatre saisons, en gras et en maigre. 5. On trouvera réunis sous un seul article tous les mets qui ont du rapport et entre lesquels il n'y a qu'une légère différence. 6. Pour ordonner les entrées qui ne sont pas toute l'année, il faudra avoir recours aux saisons du rôti, parce que cet article leur fournira ce qu'ils voudront choisir pour entrées. 7. Comme les observations sur les qualités et les propriétés des alimens sont répandues dans le corps de l'ouvrage, on trouvera à la fin une table alphabétique qui renvoyera à la page où il est parlé de chaque espèce d'aliment. 8. Comme le cerf, la biche, le faon, le chevreuil, le daim, la poule d'eau, le pluvier, l'ortolan, le vanneau, la gelinotte des bois, le bequefigue, le guignard se servent ordinairement rôtis, la façon de les préparer se trouvera à l'article du rôti.

L'article 9 et dernier de cet avis est celui qui indique que les exemplaires qui ne porteront pas la signature de l'auteur seront réputés contrefaits (voir ci-dessus).

Menon est plus connu pour sa "Cuisinière bourgeoise", publiée pour la première fois en 1746 et depuis de très nombreuses fois rééditée, augmentée et corrigée, par lui et par d'autres, et ce jusqu'au dix-neuvième siècle.

Gérard Oberlé (à qui l'on doit beaucoup sinon tout dans l'histoire bibliographico-culinaire et bacchique) consacre quelques lignes à Menon et ses ouvrages dans ses incontournables "Fastes de Bacchus et de Comus ou Histoire du boire et du manger, en Europe, de l'antiquité à nos jours, à travers les livres" (Belfond, 1989) :

"On ne sait rien sur la vie de ce cuisinier. "Marin avait crée une cuisine raffinée, destinée aux soupers galants, aux réceptions royales, dit Cécile Eluard. Avec sa Cuisinière bourgeoise, Menon va donner un livre de recettes pratiques, faciles à exécuter, et poursuivre l'effort de simplification amorcé par Nicolas de Bonnefons au XVIIe siècle. C'est ce qui fit son succès, un succès durable, puisque son livre parut pour la première fois en 1746 et qu'il fut ensuite réédité jusqu'à la seconde moitié du XIXe siècle." Il est également l'auteur de deux traités pour les praticiens (La science du maître d'hôtel cuisinier (1749) et la science du maître d'hôtel confiseur (1750) et d'un important recueil, Les Soupers de la Cour, qui doivent beaucoup au cuisinier Marin, même si Menon ne l'avoue pas. Guégan trouve la cuisine de Menon banale, il y a même relevé quelques recettes franchement mauvaises comme celle de macaronis qu'il faut cuire dans du bouillon gras pendant des heures, jusqu'à ce qu'il épaississe et qu'il ne reste plus de liquide ! (je vous déconseille d'essayer ce plat pour le réveillon...) En revanche, il s'extasie sur ses recettes de pâtisseries qui sont parmi les plus remarquables du XVIIIe siècle."


La science du maître d'hôtel confiseur est presque entièrement consacré aux confiseries en tous genres : gaufres, glaces, coulis, biscuits, dragées, diablotins, pralines, macarons (pas touche Valérie !), massepains (hum que c'est bon !), mousses, liqueurs, etc. Oberlé annonce cet ouvrage comme "capital" et indique que dans cet ouvrage, Menon renonce à son souci de simplification et qu'il donne des recettes propres à figurer sur les grandes tables.

Je vous offre quelques recettes extraites de ces deux ouvrages dont vous pouvez voir la reproduction des titres ci-dessus. Peut-être serez-vous inspiré pour concocter à vos amis un repas de réveillon à la Menon ! (si vous le faites n'hésitez pas à laisser vos commentaires sur le Bibliomane moderne qui pour un soir de fête se transforme en plate-forme biblio-gastronomique.

Quelques titres de recettes pour saliver...


Les Cailles au Duc à la Menon (1749) ! Sans aucun doute grandiose.


Le Saumon en Bresolles à la Menon ! (1749). Facile non ?


Les pralines à la Reine... Sucrissime !


Quelques confiseries à essayer issues de la Science du maître d'hôtel confiseur, 1750


En vous souhaitant à toutes et à tous les meilleures choses possibles pour la nouvelle année 2009 qui est presque déjà là, et au plaisir de vous retrouver très bientôt sur le Bibliomane moderne parmi les livres anciens, rares et curieux, importants ou insignifiants, riches ou pauvres, mais toujours émouvants.

A vous lecteurs fidèles,
Bertrand

mardi 30 décembre 2008

Un ex libris du XVIIIe siècle au pochoir ou en gravure sur bois ?


Cher amis noctambules, diurnes ou nocturnes,

petit message clin d'oeil à nos amis de AFCEL (Association Française pour la Connaissance de l'Ex-Libris), voici un bel ex libris armorié trouvé au verso du titre d'un bel in-4 imprimé à Paris en 1675.


Cliquez sur l'image pour l'agrandir


Cet ex libris est curieux dans sa réalisation même, puisqu'il s'agit d'un ex libris réalisé soit "au pochoir" (encrage au travers d'une feuille de papier prédécoupée), soit "en gravure sur bois" (bois gravé imprimé par estampage après frottage à l'encre de la surface du bois), impression à l'encre bleutée. Je n'arrive pas à me déterminer quant à la méthode réellement utilisée. Difficile même à la loupe de se prononcer entre pochoir et estampage sur bois. Ceux qui ont déjà rencontré ce type d'impression pour un ex libris ou une marque sont invités à s'exprimer.

Je laisse les amateurs et connaisseurs héraldistes nous en dire plus sur ce mystérieux POTIER
(vraisemblablement du XVIIIe siècle) qui s'intéressait, je peux vous le dire, à l'orthographe de la langue françoise (querelles au XVIIe siècle entre Bouhours, Ménage et autres Vaugelas...)

A demain pour un message très.... succulent !
Bertrand


lundi 29 décembre 2008

Esthétisme : Un fleuron et du papier décoré du milieu du XVIIIe siècle


Esthétisme et livres anciens. Un duo inséparable. Une équation dont la solution est la beauté.
Je vous laisse en compagnie d'un joli fleuron doré au dos d'une reliure ancienne. Le voici.


A quelle époque l'auriez-vous situé ?
Ce fleuron est apposé au dos d'une reliure datant de 1762.

Je vous offre également ce joli papier de doublure et de gardes placé dans une belle reliure en maroquin exécutée vers 1740 pour un livre d'heures. Motifs dorés alternés sur papier blanc épais, du plus bel effet ! Et très original.


Bonne journée,
Bertrand

dimanche 28 décembre 2008

De la théorie de la relativité en matière de bibliophilie


Reliure de maroquin décorée de dentelle aux petits fers sur les plats et armes au centre des plats.
Vers 1780.


Entre riche reliure (ci-dessus) et simple brochure de papier décoré (ci-dessous), que choisir ? Le bibliophile exerce son art de la relativité avec science et conscience. Existe-t-il un bon choix ? Un choix plus juste que l'autre ?

Brochure de papier fait main vers 1789.

Court message ce soir, encore un peu in extremis (les fêtes de fin d'année ne sont pas propices à l'épanouissement bibliophilique le plus outré...)

Quelques réflexions en passant et toujours suite à mes lectures des Etrennes à un ami bibliophiles de Jean Marchand (1).

De la théorie de la relativité en matière de bibliophilie ou De l'amour tout relatif des livres. Non, ce n'est pas une nouvelle théorie pseudo-scientifique faisant croire à la découverte d'un gène inavouable du bibliophile en période de fêtes, non plus qu'une découverte majeure dans le domaine de l'amour des livres. Non, seulement quelques réflexions bien banales, pour un simple memento bibliophilique.

Les livres (anciens) peuvent être rares, moins rares, pas rares du tout. Ils peuvent être également, parallèlement, ou indépendamment de leur rareté, beaux, très laids, joliment reliés, reliés avec mauvais goût ou être restés pendant trois siècles tout simplement brochés, tels que parus à l'époque de leur sortie de l'imprimerie.

Comme l'indique Jean Marchand dans son ouvrage, le livre relié en maroquin aura la préférence de l'amateur averti, surtout si cette reliure recouvre un texte classique ou de littérature. En effet, il n'est pas si rare de voir de belles Semaines saintes en maroquin à dentelle du XVIIIe siècle, tandis qu'il sera beaucoup plus difficile de dénicher le même type de reliure, bien conservée, sur une originale de Corneille, de Molière ou sur un livre de science important. Ainsi le maroquin donne toutes ses lettres de noblesse à un texte déjà très recherché et qui aurait vraisemblablement déjà une grand valeur en brochure d'époque toute simple, ou même en veau brun bien conservé.

Tout l'art du bibliophile sera alors de savoir choisir, sélectionner, trier es exemplaires qui lui passent sous les yeux. Éminente affaire de goût s'il en est, les uns privilégiant la condition extérieure des volumes, les autres l'intégrité intérieure, les derniers se montrant intraitables (avec raison ce me semble) sur ces deux points, conjointement et de manière indissociable.

Le bibliophile doit être complet ou ne pas être dirait-on si l'on se sentait une âme de juge. Mais chacun, du moment qu'il y trouvera son plaisir, dans une sérénité parfaite et avec un minimum de bon sens, sera citoyen d'un monde qui lui rendra au centuple ce qu'il lui aura consacré de temps, d'argent et d'efforts de chaque instant (recherches et études diverses).

Tout est donc relatif en bibliophilie comme en astrophysique, rien n'est écrit qui ne puisse être effacé le lendemain. C'est le bibliophile qui écrit son propre destin. Hier d'Elzevier on avait fait un Dieu, aujourd'hui les Elzevier ne sont plus qu'à peine des ombres de demi-Dieux sans grande puissance. Hier l'incunable ou l'édition princeps étaient les maîtres, aujourd'hui un bel illustré moderne par Picasso peut le reléguer aux oubliettes de l'histoire bibliographique. De quoi sera fait demain ? Des amateurs de ce siècle dépendra de nouvelles modes, de nouveaux goûts. Que de purgatoires et d'enfers seront ouverts béants pour y recevoir les indésirables. Que de Paradis cossus seront bondés de matières diverses et colorées.

Je vous laisse sur ces quelques mots. L'illustration qui se trouve en tête de ce billet illustre son propos.

Bon dimanche,
Bertrand

samedi 27 décembre 2008

La bibliophilie ou le feu sacré


Je rentre tard. Désolé pour ce message in extremis d'un samedi qui fut pour moi très "Mickey" (les parents d'enfants de 3 ans comprendront). Mais je suis là, sain et sauf, de corps si ce n'est d'esprit (ces chansons lancinantes m'ont fait comme l'effet d'une demi-douzaine de lavages de cerveaux pratiqués à la suite dans une cabane bien au nord de la Sibérie...).

Mais revenons à nos moutons. La bibliophilomanie et les bibliophilomanes (je ne sais pas si c'est lexicalement correct mais ça sonne bien je trouve). Il y a bien aussi les bibliomanophiles mais là... je n'ose... et surtout je vous laisse trouver le sens que l'on pourrait donner à ces néologismes uzannesques !

Restons encore quelques jours sur les propos à un ami bibliophile par Jean Marchand, et plus particulièrement ce soir sur les Etrennes (1) de 1954, et qui nous parlent de quelquechose qui me tient à coeur, la notion de passion et de feu sacré dans la pratique de la bibliophilie, quel qu'en soit son niveau d'ailleurs.

Feu sacré. Le feu s'allume, s'entretient, faiblit, se renforce, s'éteint, se rallume. Tous ces verbes peuvent à mon sens s'appliquer à trois choses, le feu (sens propre) et l'amour et la bibliophilie. La bibliophilie entre ainsi dans le champs des passions, avec son lot de joies et de peines, souffrances et martyres, gloires, victoires et défaites.

Je vous laisse découvrir la manière qu'a choisie Jean Marchand alias Johannes Mercator pour nous dépeindre ce sentiment, que, je ne doute pas, chacun de ceux qui nous lisent ici, ont ressenti au moins un jour, si ce n'est toujours.


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(1) Etrennes à un ami bibliophile, par Jean Marchand, à Neuchatel, des éditions de la Baconnière, s.d. (1954). Tirage à 2.101 exemplaires numérotés. 1 vol. in-12. p. 188.

Merci à tous pour votre fidélité,
Bertrand

vendredi 26 décembre 2008

Marie-Caroline, duchesse de Berry (1798-1870), bibliophile


Marie Caroline de Bourbon-Sicile (1798-1870), duchesse de Berry Huile sur toile (1825), par Sir Thomas Lawrence (1769-1830), Chateau de Versailles.


Continuant ma lecture des Étrennes à un ami bibliophile (1) par Jean Marchand (voir message d'hier), je suis tombé sur un paragraphe consacré à une femme bibliophile, et j'ai tenu à m'arrêter un instant sur son portrait.

Voici d'ailleurs le passage en question.

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Marie Caroline Ferdinande Louise de Bourbon, princesse des Deux-Siciles était née à Palerme en Italie en 1798. Elle était la fille de François 1er, roi des Deux-Siciles (1777-1830) et par sa mère, Clémentine de Habsbourg (1777–1801), fille de l’empereur Léopold II, elle est ainsi petite nièce de Marie-Antoinette. Belle ascendance !

Elle passe son enfance entre Palerme et Naples. Elle est finalement choisie par Louis XVIII pour épouser son neveu, Charles-Ferdinand d’Artois, duc de Berry, second fils du comte d’Artois, futur Charles X et frère du roi Louis XVIII. Bien que son époux ait eu vingt ans de plus, le mariage sera un mariage heureux et le jeune couple s’installera au palais de l’Elysée, spécialement réaménagé pour eux. On connait l'histoire malheureuse de l'assassinat du duc de Berry son époux en 1830 par Louvel. Elle s'installe alors aux Tuileries. C'est là, avec son caractère curieux et amoureux des arts, qu'elle encourage les peintres, les musiciens et les hommes de lettres.

Peu de temps après son mariage avec le duc de Berry, elle avait acquis le château de Rosny (1818). C'est là qu'elle aimera à se retirer au calme et loin des protocoles et des obligations des Tuileries. C'est aussi là, et c'est ici ce qui nous intéresse, qu'elle réunira de très nombreux volumes imprimés et manuscrits, en une immense bibliothèque de plusieurs milliers de volumes.

La suite et fin de sa vie fut plus tumultueuse comme on peut s'en douter. À la suite des trois glorieuses, elle suivit Charles X et la cour en exil, mais elle cherchait à se faire proclamer régente pour son fils, sous le nom de Henri V. Elle retourna donc clandestinement en France en 1832, où elle débarqua dans la nuit du 28 au 29 avril. Elle tenta de relancer les guerres de Vendée et de rallier la population à sa cause (c'est pas bien ça...). La mobilisation locale fut assez faible, et l'opération échoua rapidement. La duchesse chercha refuge dans une maison de Nantes mais trahie par Simon Deutz, après s'être cachée toute une nuit dans un réduit situé derrière une cheminée dont l'âtre était allumé, elle fut arrêtée le 8 novembre 1832 par la police dirigée par Adolphe Thiers qui, depuis le 11 octobre, venait de remplacer Montalivet au ministère de l'Intérieur. Détenue dans la citadelle de Blaye et soumise à la surveillance la plus rigoureuse, elle accoucha d'une fille devant des témoins désignés par le maréchal Blugeaud, et dut rendre public un mariage qu'elle avait contracté en 1831 avec Hector Lucchesi-Palli, duc della Grazia (1808-1864). Avec ce nouveau mari, elle eut encore 4 filles portant ainsi sa descendance à 7 enfants : 2 qu'elle eut du duc de Berry et cinq qu'elle eut de son union avec Hector Lucchesi-Palli. Après quelques années en prison, la duchesse de Berry fut libérée et expulsée vers Palerme. Elle se vit tenue à l'écart de la famille royale, qui lui refusa la direction de l'éducation de son fils. Elle s'installa ensuite en Autriche où elle vécut les dernières années de sa vie. Elle mourut au château de Brunnsee en 1870. (2)

Destin ! Quand tu nous tiens !! (un peu long... certes... mais un peu d'histoire ne fait jamais de mal à personne).

Quelle vie tout de même ! Et les livres dans tout cela. Ils survivent, il mènent leur vie propre. Leur destin d'inanimés insensibles. Sont-ils heureux ces livres qui nous survivent ! (c'est une affirmation, pas une question, d'où le ! qui est bien à sa place). Nous sommes vaincus !

Bon, je sais que je devais faire court pour les fêtes... mais les quelques lecteurs présents seront indulgeants j'en suis persuadé.

Ah si ! J'oubliais, j'ai sous les yeux un exemplaire en 2 volumes d'un ouvrage du XVIIe siècle relié plein maroquin par MULLER (sympa d'avoir signé... merci !) et qui porte au contre-plat l'ex libris suivant :

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Sans aucun doute les érudits amateurs d'ex libris du blog d'en face (juste au coin de la rue avant l'impasse...), l'Association Française pour la Connaissance de l'Ex libris, saura nous en dire plus sur cette provenance ? Nous sommes toutes ouies...

Variante de l'ex libris Lebaudy (château de Rosny-sur-seine), fin XIXe, gravé par Stern et avec la mention manuscrite "La Solitude" (merci à Raphaël qui nous a envoyé cet ex libris).


(1) Etrennes à un ami bibliophile, par Jean Marchand, à Neuchatel, des éditions de la Baconnière, s.d. (1954). Tirage à 2.101 exemplaires numérotés. 1 vol. in-12.

(2) Source : Wikipedia - http://fr.wikipedia.org/wiki/Duchesse_de_Berry et site internet http://www.chateau-sceaux.fr/spip.php?article4 (relatif à une exposition au château de Rosny-sur-Seine)

Bonne nuit de lendemain de noël, Bertrand.

jeudi 25 décembre 2008

Etrennes à un ami bibliophile, extrait (1954)


Joyeux Noël à toutes et à tous, petits et grands, jeunes et moins jeunes.


C'est ainsi qu'il fallait commencer. Le Père noël en a certainement gâté plus d'un, et c'est toujours une belle chose, un peu magique.

Pour donner un petit accent bibliophilique à cette journée que je sais bien chargée pour tout le monde, voici seulement quelques lignes extraites de l'autre ouvrage de Jean Marchand "Etrennes à un ami bibliophile" (1). Ce sont un peu des résolutions que le sage bibliophile devrait écouter et apprendre...

Je vous laisse savourer.

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Comme c'est indiqué au colophon : "le tout pour le plaisir et profit des bibliophiles". Je trouve cette phrase particulièrement bien venue.

(1) Etrennes à un ami bibliophile, par Jean Marchand, à Neuchatel, des éditions de la Baconnière, s.d. (1954). Tirage à 2.101 exemplaires numérotés. 1 vol. in-12.

Encore une fois bon noël à toutes et à tous,
Bertrand

mercredi 24 décembre 2008

Epîtres à un ami bibliophile (1952) , extrait (suite)


Encore un autre court passage à méditer pour les indécis bibliophiles et bibliomanes qui ne sauraient choisir entre "belle reliure" et "belle brochure". Extrait de la Seconde épître sur les livres qui ont du prix par Jean Marchand (Johannes Mercator), p. 54 (1).


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PS : Depuis deux jours que je cite des épîtres (qui ne sont pas aux Corinthiens...), j'ai la vague impression de dire la messe... mais rassurez-vous, mon Léo Taxil n'est pas loin (et relié en maroquin s'il vous plait... Léo Taxil relié en plein maroquin... il se retournerait dans sa tombe drapée de noire ce brave hirsute !). Malgré tout, aucun risque concomitant de déification subtile du style "Grand Fondateur", ce n'est pas le genre de la maison.

(1) Epîtres à un ami bibliophile, par Jean Marchand, à Neuchatel, des éditions de la Baconnière, s.d. (1952). Tirage à 2.101 exemplaires numérotés. 1 vol. in-12.

Bonne journée,
Bertrand

mardi 23 décembre 2008

Epîtres à un ami bibliophile (1952) , extrait (suite)


Un autre court passage à méditer pour tous les fougueux bibliophiles et bibliomanes. Extrait de la Seconde épître sur les livres qui ont du prix par Jean Marchand (Johannes Mercator), p. 59 (1).

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(1) Epîtres à un ami bibliophile, par Jean Marchand, à Neuchatel, des éditions de la Baconnière, s.d. (1952). Tirage à 2.101 exemplaires numérotés. 1 vol. in-12.

Bonne journée,
Bertrand

lundi 22 décembre 2008

Epîtres à un ami bibliophile (1952) , extrait


Le Bibliomane moderne n'a ni vocation à enseigner, ni vocation à devenir donneur de leçons, il vise seulement, par la passion qui anime ses rédacteurs ou plutôt ses déterreurs de bons mots bibliophiliques et bibliomaniaques, à émouvoir, à rendre la bibliophilie "heureuse", dans le partage et dans la sérénité, en un mot à "faire plaisir" avec le vieil et bon livre.

C'est pourquoi, en ces heures préparatoires à des fêtes et aux réunions des familles, où le temps est compté mais où le plaisir doit être maître, je ne vous offrirai que de courts papiers , d'une lecture rapide et propice à la "petite" réflexion, pendant les quelques jours jusqu'au début de la nouvelle année.

Aujourd'hui, je vous offre ce passage extrait de la Tierce épître sur la quête des livres par Jean Marchand (Johannes Mercator), p. 76 (1). Je vous donnerai régulièrement d'autres extraits de cet ouvrage et de son pendant (Les Etrennes à un ami bibliophile).


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(1) Epîtres à un ami bibliophile, par Jean Marchand, à Neuchatel, des éditions de la Baconnière, s.d. (1952). Tirage à 2.101 exemplaires numérotés. 1 vol. in-12.

Bonne journée,
Bertrand

dimanche 21 décembre 2008

Portrait : Alfred Mame (1811-1893)


Marque de la Maison Mame


Je n'ai pas réussi à me résoudre à vous abandonner lâchement ne serait-ce que quelques jours...

Trouvé à la lecture de la revue (incontournable) Le Livre, dirigée par Octave Uzanne entre 1880 et 1889, ce portrait gravé du maître imprimeur et libraire, chef d'une entreprise encore reconnue aujourd'hui pour ce qu'elle nous a laissé de typique. Bien évidemment Mame ce sont pour les amateurs, les éditions dites "de prix", les éditions bon marché reliées en pleine toile ou en plein cartonnage papier décorés, mais également de belles éditions pour les bibliophiles, de belles reliures artistiques, moins connues parce que moins courantes il est vrai.

Voici le portrait d'Alfred Mame gravé à l'eau-forte en 1883 et présent en tête de la troisième livraison de la quatrième année de la revue Le Livre.


Voici le texte d'accompagnement qui éclaire bien en détail l'histoire de cette célèbre maison d'édition et de librairie :

"Le dimanche 7 janvier dernier, la maison Marne célébrait les doubles noces d'or de son chef ; — cinquante ans auparavant, le 1er janvier 1833, M. Alfred Marne entrait dans les affaires, et, huit jours après, il contractait une de ces unions dont la longue solidarité de devoirs et d'affection est un des plus touchants exemples que l'on puisse citer de bonheur domestique et de la force qui en résulte.

A soixante et onze ans, vert encore et conservant toujours des allures d'homme jeune, ayant près de lui son fils, M. Paul Marne, associé à ses affaires depuis 1859 et l'aîné de ses petits-fils, qui ne connaît pas de plus noble ambition que de continuer les travaux de ses pères, M. Marne a vu sa maison, — plusieurs milliers d'employés et d'ouvriers — lui apporter, comme les membres d'une seule famille, les témoignages de leur affection. S'il considérait alors l'importance de ses établissements, son passé si honorable et si respecté, la fortune qu'il a su acquérir et que personne ne lui jalouse, car personne ne saurait en faire un pareil usage ; s'il pensait à ce que l'avenir pouvait encore promettre à un présent si parfait, sans doute il a dû se juger heureux. Certes, jamais bonheur ne fut mieux mérité. En écrivant cette notice à l'occasion d'une fête nous ne nous défendrons point d'avoir pour M. Marne, notre maître et notre ami, une affection qui est partagée de tous ceux qui le connaissent et que nous voudrions rendre communicative pour tous nos lecteurs.

En 1833, M. Alfred Marne devint l'associé de son père, M. Amand Marne, et de son beau-frère et cousin, M. Ernest Marne, qui vient de mourir après avoir été longtemps député et maire de Tours ; en 1843, il restait seul à la tète de l'établissement. Au risque de heurter la piété filiale de M. Marne, nous dirons qu'il n'y a aucun rapport entre la librairie paternelle et celle qu'il a su fonder, et qu'il est le seul et réel créateur de sa maison. L'ancienne maison éditait bien déjà quelques classiques et des livres de piété, mais elle faisait aussi divers travaux pour la clientèle ordinaire, et imprimait notamment le Journal d'Indre-et-Loire, un des vieux organes de la presse départementale, que M. Marne céda depuis.— M. Amand Marne était frère du libraire parisien qui édita les premières œuvres de Balzac et de plusieurs romantiques célèbres.

Laissé libre de ses mouvements en 1845, M. Marne donne carrière à ce caractère de prudente témérité qui, en dehors de son travail personnel et opiniâtre, peut être considéré comme une des principales causes du succès de ses affaires. Il entreprend des constructions déjà vastes, trouvées trop vastes alors par ses plus intimes amis. Elles devaient vite devenir insuffisantes. Sur ces entrefaites éclate la révolution de 1848. M. Marne n'hésite pas : pour conserver du travail à ses ouvriers, il vend une propriété qui lui était chère et se jette corps et biens dans la mêlée, pour les autres et non pour lui, — alors qu'il lui était facile de laisser passer l'orage. Il fut d'ailleurs récompensé. La crise surmontée, M. Marne eut l'occasion de racheter cette même propriété des Touches, célèbre aujourd'hui pour son parc, où travaillent vingt jardiniers, et pour ses serres, grandes comme celles de la Ville de Paris. Les Touches sont à dix kilomètres de Tours. Depuis quarante ans et encore aujourd'hui. M. Marne s'y rend à cheval presque tous les jours : ces petits détails sont curieux dans la vie d'un tel travailleur.

De 1845 à 1855, pendant dix années d'activité incroyable, M. Marne réalisa son plan favori de réunir dans la même maison toutes les industries du livre ; le papier, entré blanc, devant sortir relié. Encore pourrait-on dire que le commencement part du chiffon, car M. Marne est en partie propriétaire de la grande papeterie de la Haye-Descartes.

Et quel fut le résultat de cette accumulation d'ateliers divers, si difficiles à réunir en province ? Sans doute quelque ouvrage honorable méritant des encouragements, mais sentant encore une certaine inexpérience générale. Eh bien, non : ce fut la Touraine, la perle de l'Exposition de 1855, un des plus beaux monuments typographiques qui aient jamais été exécutés. Nous rendons en passant justice au principal collaborateur de M. Mame, pour ce volume comme pour beaucoup d'autres, à M. Henri Fournier, l'auteur classique du Traité de la Typographie, fondateur de l'imprimerie qui devint plus tard celle de M. Jules Claye et qui est aujourd'hui la nôtre (Quantin).

L'industrie du livre a fait de grands progrès depuis 1855, et certains ouvrages postérieurs à la Touraine peuvent lui être comparés. Dussions-nous froisser les fanatiques du passé, nous ne craindrons pas d'affirmer que si certains beaux ouvrages d'autrefois ont le mérite de leur date, aucun ne lui est supérieur, ni même peut-être égal en soi. L'Imitation de Jésus-Christ que l'Imprimerie impériale exposait en même temps avec grand fracas est loin d'avoir la même valeur. Le grand mérite de la Touraine représente le mérite constant de la maison Marne elle-même : l'unité. Tout y est harmonieux, si bien qu'un pareil volume, magistral de format, reste en même temps un livre gracieux. Jamais la gravure sur bois n'avait été imprimée avec autant de douceur, de finesse et de brillant à la fois ; même les planches hors texte, gravées sur acier dans le genre froid que les Anglais ont seul conservé jusqu'à l'heure actuelle, revêtent ici un aspect de tranquillité qui s'approprie merveilleusement au « beau pays de la Touraine ». Le choix des caractères, gravés spécialement, la disposition des marges et des titres, la régularité du tirage, la tonalité du papier et de l'encre enchantent même les yeux inhabiles à se rendre compte de l'impression qu'ils subissent, et cet ensemble de qualités si difficiles à obtenir isolément, à réunir surtout, cause un véritable étonnement aux hommes du métier. Ce livre eut d'ailleurs le sort qu'il méritait. Il fut unanimement acclamé. Il demeurera cité en première ligne des ouvrages de ce siècle par les bibliophiles de l'avenir.

Entrée des ateliers, Tours.

Nous ne décrirons pas les autres ouvrages de luxe de la maison Marne : La Bible, illustrée de 230 véritables tableaux, la meilleure inspiration de Gustave Doré. "II en est qui sont d'une parfaite et émouvante beauté ; tous sont grands" - les Jardins, qui n'ont pas rencontré — la librairie a de ces surprises — le grand succès qu'ils méritaient ; les dernières publications dites d'Etrennes, — maintenant que les livres de jour de l'an sont des œuvres d'art, — le Charlemagne, le Saint Louis, ou l'impression typographique est poussée à son plus haut degré de perfection.

La collection choisie des classiques, depuis la Chanson de Roland jusqu'au La Bruyère, a soulevé quelques critiques que nous ne partageons pas entièrement. On a blâmé un choix trop restreint : quand il prévient son public, il nous semble que l'élimination reste le droit de l'éditeur. Au lieu d'être imprimées dans le papier même du texte, suivant la mode du XVIIIe siècle, les eaux-fortes des en-têtes sont collées après coup : c'est là matière à discussion. Mais il faut reconnaître que la difficulté est la même et que les eaux-fortes peuvent ainsi être imprimées sur un papier d'une autre couleur, qui leur donne un relief que l'impression d'une teinte ne donnerait jamais. Il reste à prouver cependant qu'elles ne sont pas sujettes au décollage. Quant à l'impression, elle est incomparable; on dirait que chaque lettre — et c'est d'ailleurs à peu près la vérité — a été l'objet d'une mise en train spéciale. Jamais, et les praticiens peuvent seuls se rendre compte de cette difficulté, l'encre n'a été si ferme pour les pleins des lettres, si légère pour leurs déliés. Nous ferons toutefois, et assez vivement pour ne pas être soupçonné de partialité, le reproche d'un glaçage excessif du papier, reproche qui pourrait même s'appliquer à d'autres ouvrages de la maison. Le papier en est un peu dénaturé et le mieux est l'ennemi du bien. Ce défaut, léger en lui-même, provient d'habitudes de fabrication dont l'explication serait aride ; mais il a une large compensation dans un fait que nous signalerons aux amateurs et qu'ils reconnaîtront, c'est que les ouvrages de la maison Marne sont absolument exempts de ces maculages presque constants qui déparent les plus belles éditions, font le désespoir des imprimeurs parisiens et ne peuvent s'éviter complètement qu'avec l'installation, unique en son genre, de l'imprimerie tourangelle.

Ce sont ces beaux livres qui mettront le nom de M. Marne au rang des Estienne et de Plantin, cet autre Tourangeau. Mais ce qui donne et donnera un relief plus populaire à sa réputation, c'est l'incroyable bon marché, surtout si l'on considère leur excellente fabrication, de ses livres de vulgarisation et de distributions de prix. Nous n'insisterons pas sur les livres de classes ; il a été fait au moins aussi bien. Nous ne parlerons pas non plus des livres de piété, genre spécial, alors même que certains paroissiens et bréviaires soient de pures merveilles au point de vue typographique.

Mais il faut voir les nombreuses collections destinées à entrer dans les familles, par l'enfant qui les reçoit en récompense de ses travaux ou de sa bonne conduite de l'année ; il faut surtout comparer ce que l'on distribuait auparavant. Tout s'y tient, et c'est là que triomphe l'organisation de la maison Marne, surtout celle des ateliers de reliure, qui étaient déjà immenses alors qu'il n'y en avait pas ailleurs. Des volumes, vendus quelques sous, ont un véritable habit de gala, gai comme il convient. On en a critiqué le fond et nous voulons dire la vérité. Sans doute l'esprit général des publications de la maison Marne revêt un caractère religieux ; même pour ceux qui ne partagent pas cette manière de voir, nous ne sachons pas que cela diminue le mérite de l'artiste. Encore prétendons-nous qu'il ne s'agit pas ici de religion étroite. Ces livres sont bien plutôt écrits dans un esprit de morale. Et qui saurait définir d'une façon certaine les limites de la morale humaine et de la morale religieuse? Cela est si vrai qu'il y a quelque temps, le gouvernement, voulant dresser des catalogues officiels dans un esprit purement libéral, a maintenu, après examen, la presque totalité des livres de la maison Marne. Ce qui est indiscutable, c'est que, par le bon marché de ces petits livres et par leur bonne fabrication, M. Marne a fait pénétrer la lecture là où elle ne parvenait jamais auparavant, et qu'il a été ainsi un grand vulgarisateur. Nous verrons d'ailleurs plus loin la façon dont il entend le libéralisme pratique.

Donnons maintenant quelques chiffres. Les magasins de papier blanc sont continuellement approvisionnés de 3o,ooo rames représentant un poids de 5 à 600,000 kilogrammes : ces immenses piles de papier forment des colonnes romanes et donnent une apparence de temples aux galeries où elles sont conservées. Encore ces réserves de la matière première sont-elles peu de chose comparativement à celles de la matière fabriquée. Ce papier blanc représente à peine le travail de trois mois, car il s'imprime au moins 300 rames, soit 15o,ooo feuilles, par jour. Certaines machines roulent en quelque sorte continuellement sur le même ouvrage, reprenant les premières feuilles presque au moment où la dernière vient de se terminer. C'est là, ainsi que la division de la main-d'œuvre pour la reliure, un des secrets du bon marché des productions de la maison. Sans doute la main-d'œuvre et les frais généraux sont un peu moins élevés, mais les ouvriers reçoivent encore un fort salaire et, en tenant compte des institutions de prévoyance et de bienfaisance dont nous parlerons tout à l'heure, ils reviennent cher à M. Marne.

A la reliure, on débite annuellement les peaux de 40,000 moutons, sans compter les toiles, les parchemins, etc. On retire des petits morceaux de peaux coupées et des balayures d'or une cinquantaine de mille francs par an. La fabrication moyenne de chaque année est environ de 6 millions de volumes, dont 3 millions de reliés. Et le livre le plus modeste, le volume qui se vend, relié, 22 centimes, passe par une soixantaine de mains avant d'arriver à la salle d'expédition. Au centre même de la jolie ville de Tours et dans un des plus riches quartiers, l'immense usine et ses annexes étend sur une superficie de deux hectares ses bâtiments d'un seul tenant et dont plusieurs ailes ont cinq étages. Plus de mille employés et ouvriers y trouvent du travail, sans chômage, au milieu de l'air et de la lumière, dans les meilleures conditions de santé et même de gaieté. Ce qui reste de la maison primitive est si peu de chose que tout cela est en vérité l'œuvre d'un seul homme, comme c'est son entière propriété, M. Marne n'ayant plus depuis longtemps d'autre associé ou intéressé que le fîls unique qui est depuis vingt ans son assidu collaborateur. Encore M. Marne avait-il de tout temps rêvé autre chose : fonder en pleine campagne, à la suite d'une papeterie et avec les habitaiions des ouvriers aux alentours, une usine immense, un Creusot du livre. C'est le sort éternel des esprits chercheurs d'être mécontents de leur œuvre, toujours petite à côté de la grandeur de leurs conceptions.

Il existe, même en France, des librairies plus considérables : on en compterait jusqu'à deux. Plusieurs imprimeries occupent un nombre supérieur de machines, mais aucune usine ne réunit, et à beaucoup près, une pareille accumulation de forces. Il n'y a de maisons comparables ni en Angleterre ni même — des rapports précis et récents nous permettent de l'affirmer — en Amérique. Il faut avouer qu'il y a une bien belle imprimerie-librairie à Leipzig, encore trouvons-nous la maison Marne sensiblement supérieure comme ensemble et comme unité.

Il est superflu d'ajouter que les plus hautes récompenses ont été depuis longtemps obtenues par cet établissement hors de pair. M. Marne est, depuis 1873, commandeur de la Légion d'honneur, et nous croyons que c'est la première fois que cette haute distinction honore notre industrie. Elle a aussi été accordée au philanthrope (bibliophilantrope pourrait-on ajouter en guise de clin d'oeil) dont il nous reste à parler.

Les commentaires seront du reste inutiles pour montrer l'œuvre morale et charitable de M. Marne à côté de son oeuvre industrielle. Une simple énumération n'en aura que plus de force. Deux caisses de secours mutuels et une de secours aux veuves et aux orphelins fonctionnent dans la maison ; les ouvriers payent sans doute une cotisation, mais les dons des patrons sont incessants et considérables. Une Caisse de retraite, caisse qui donne une rente de 600 fr. à l'ouvrier de 60 ans, est entièrement soutenue par MM. Marne. Ils fournissent aussi, entièrement à leurs frais, les secours de maladie aux familles de leurs ouvriers. Enfin, ils ont résolu, depuis 1874, le problème de la participation des employés et des ouvriers aux bénéfices. Ils prélèvent chaque année sur leurs ventes et sur les productions de certains ateliers une somme dont le tiers est immédiatement distribué en espèces et dont le reste est versé dans une Caisse de prévoyance qui rapporte 5% d'intérêts et où chaque intéressé puisera le capital accumulé des deux autres tiers de sa part âpres vingt ans de travail. Ces différentes institutions représentent pour MM. Mame un sacrifice annuel d'une centaine de mille francs.

L'argent n'est pas tout, et personne, mieux que M. Alfred Marne, ne sait de quoi il faut l'accompagner. Aucune maison ne peut présenter, par la discipline et la tenue de ses ouvriers, un plus bel exemple de dignité morale. Ainsi il se passera des années sans que l'on ait à sévir contre un cas d'ivrognerie. Sans qu'il y ait aucune contrainte, et bien que la ville de Tours présente de grandes ressources, des familles nombreuses tiennent à ce que tous leurs membres travaillent dans les divers ateliers de la maison, réunissant ainsi un salaire considérable qui leur assure une véritable aisance. Et elles ont le loisir de jouir de leurs gains, car les dispositions de la maison sont prises de si longue main et avec un tel souci du bien-être de tous que jamais il n'y a ni chômage, ni travail du dimanche, ni même de veillées.

M. Mame a fondé de divers côtés des écoles, des asiles, des crèches. Il a légué à la ville de Tours une maison où 400 enfants sont élevés gratuitement. Et si, après avoir suivi la longue et pauvre rue de Saint- Éloi, l'étranger attiré par une trouée de lumière tourne brusquement à droite, il demeurera surpris et charmé au milieu d'une vaste place entourée de maisons d'une architecture presque élégante, et il se croira transporté au milieu d'une de ces diaconies des premiers siècles comme on en retrouve encore en Belgique. C'est la cité ouvrière q\ii porte le nom de son fondateur. Là, M. Mame loue, donne pour mieux dire, à raison de 5o c. par jour de travail du chef de famille, une maison, indépendante des voisines, avec eau et jardin, pouvant contenir six personnes. Une des jouissances de sa vie est d'aller là un dimanche matin, et de s'y informer, avec sa discrétion charmante et sa cordialité non feinte, des bonheurs ou des chagrins de tous. Lu, il lui est facile de constater que ses ouvriers sont vraiment ses amis.

Tels sont ses actes de bienfaisance ouverte. Sans insister, nous dirons qu'ils ne sont rien à côté de ses charités privées. Son cœur a la passion et la grande naïveté du bien, de même que son large esprit ignore toutes les jalousies. A quelqu'un qui le complimentait à la suite de lu fête qui vient d'avoir lieu, M. Marne répondait simplement qu'il était "l'homme de bonne volonté". Cette modestie est vraiment sincère chez lui.

Pendant la guerre, M. Marne prêta ses ateliers pour y fabriquer des boîtes à munitions, des cartouches, des cartes de troupes ; et cela à perte, alors qu'il lui était facile de tirer profit du besoin que l'on avait de lui. Il devait plus tard s'inscrire pour 100,000 francs en tète de la souscription nationale tentée pour le rachat de l'indemnité de guerre. Ces derniers traits, ajoutés à tous les autres, permettent de terminer en disant que si M. Marne reste un des grands maîtres de notre art, il a droit aussi au titre de grand citoyen.

A. QUANTIN."


Merci M. Quantin de nous avoir transmis toutes ces informations, votre portrait suivra bientôt sur le Bibliomane moderne.

Alfred Mame et Cie (Tours) à l'Exposition Universelle de Paris en 1867


Amitiés,

Bertrand

samedi 20 décembre 2008

Un bouquiniste parisien : Le Père Lécureux (1795-1875)



Frontispice de l'ouvrage.


Voici comme promis ce que je vous annonçais hier.

"Un bouquiniste parisien, le Père Lécureux. (1) Il y a environ deux ans, un brave homme qui fut, durant plus d'un demi-siècle, l'humble providence des bibliophiles et des bibliomanes, est mort, à Paris, dans l'isolement et dans la gêne.

Au retour d'un voyage, nous avons appris la triste fin de ce pauvre vieillard. Bien peu de personnes, hélas ! ont suivi son modeste convoi ; aucun ami des livres ne lui a dit le suprême adieu ; aucun journal n'a daigné annoncer, même par une simple ligne, sa disparition de ce monde !
Qu'il nous soit permis de réparer aujourd'hui cet oubli regrettable.

Le père Lécureux nous a donné naguère plus d'une joie ; il serait vraiment injuste et ingrat de ne point lui consacrer quelques pages sincères. Et, d'ailleurs, une rapide esquisse de cette originale et honnête figure aura peut-être la bonne fortune d'intéresser un moment nos lecteurs.
Au n° 20 de la rue des Grands-Augustins, tout au fond d'une cour silencieuse, se trouvait le vaste et poudreux magasin du digne bouquiniste. Sans cérémonie et à toute heure du jour, on pouvait pénétrer dans le temple, situé au rez-de-chaussée, en tournant le bouton d'une porte vitrée dont les carreaux étaient constamment couverts d'une vénérable poussière. Une marche à descendre, cinq ou six pas à faire dans une demi-obscurité, et le visiteur apercevait ou plutôt devinait soudain le père Lécureux, assis gravement devant un petit bureau de sapin noirci, placé près d'une fenêtre ayant vue sur une seconde cour, où s'étiolaient de compagnie quelques lilas et un platane, au centre d'une maigre pelouse. Le bureau vermoulu était surchargé de registres écornés et de liasses de papiers jaunis, du milieu desquels émergeait la tête chenue du bonhomme. Dans deux grandes pièces contiguës et peu élevées, l'œil rencontrait partout de nombreux rayons pliant sous le poids de volumes brochés ou reliés, et ficelés soigneusement par séries, avec de larges étiquettes sur chaque paquet. A terre, près du seuil, des pyramides de bouquins ; sous les tables boiteuses, sur les chaises branlantes, encore des livres empilés ; dans les encoignures, tapissées de toiles d'araignées, devant les fenêtres aux vitres verdâtres, tout le long des salles lézardées, toujours des livres et des brochures! De la médecine et du droit, de la théologie et de l'algèbre, de la poésie et de l'histoire, de l'italien, de l'anglais et du grec, du chinois, du latin et de l'allemand, de la musique et de la géométrie, des romans et des contes bleus, de la philosophie et de la critique, des tragédies et des vaudevilles... On trouvait tout (ou du moins des échantillons de tout) dans ce capharnaüm, où il semblait, par exemple, terriblement difficile de circuler. De petits sentiers sinueux y étaient ménagés cependant, mais il fallait, pour s'y reconnaître, avoir une certaine habitude du logis. Eh bien, ce désordre apparent cachait un ordre parfait.

Le père Lécureux, qui, depuis plus de soixante années (il est mort âgé de quatre-vingts ans), vivait au milieu du papier imprimé, possédait une méthode sûre et fort ingénieuse pour s'éviter, le moindre embarras. Les diverses éditions d'un même ouvrage étaient réunies chez lui, par ordre de dates, au fur et à mesure de ses découvertes. Il avait disposé, en outre, dans deux boîtes sans couvertures, d'innombrables fiches en carton, — couvertes de chiffres à l'encre noire et à l'encre rouge, de caractères menus, de ratures et de signes hiéroglyphiques, — à l'aide desquelles il savait immédiatement si un auteur quelconque, ancien ou moderne, demandé à l'improviste, dormait dans son obscur magasin, et à quel endroit exact il devait, armé d'une chandelle à la lueur vacillante, aller le réveiller pour satisfaire le caprice d'un client.
Nous avons donné une idée du sanctuaire ; voici maintenant le profil du grand- prêtre. Sec, courbé, de moyenne taille, la figure parcheminée et sillonnée de rides profondes, les pommettes saillantes, les cheveux blancs et assez rares, les yeux vifs derrière ses lunettes rondes, le nez long et légèrement busqué, barbouillé de tabac ; la bouche fine et souvent souriante d'un bon sourire bien franc, tel était le père Lécureux, vêtu dès l'aube, l'hiver aussi bien que l'été, d'une redingote noire lustrée par l'usage, et dont les manches étroites étaient protégées par des fourreaux en percaline, tachés d'encre et passablement fatigués. D'une poche de cette redingote, d'une coupe démodée depuis longtemps, s'échappait à demi un ample mouchoir à carreaux ; un gilet noir étriqué, un vieux pantalon de même couleur, une cravate en soie très- mûre, entourant un col de chemise en toile rousse, et des pantoufles de lisière fanées complétaient ce costume — sans prétention, on le voit de reste ! Le père Lécureux, en effet, ne songeait point du tout à s'habiller ; absorbé par ses recherches et ses classements incessants, il voulait simplement se couvrir à la hâte et tant bien que mal, pour se mettre en règle vis-à-vis de la société. En considérant ce vieillard comme un bouquiniste vulgaire, on aurait commis à coup sûr une grave erreur. Il avait au contraire une curieuse et fort utile spécialité ; il était unique en son genre, et c'est pour cela surtout qu'il a droit à notre souvenir, disons mieux, à nos regrets. On ne le remplacera pas.

Le père Lécureux achetait dans les ventes et en toute occasion favorable, sans se lasser jamais, des livres dépareillés. Il ne recherchait guère que ceux-là, et c'est par milliers qu'on les voyait entassés dans sa modeste boutique.
Les tomes dépareillés, voilà donc ses enfants de prédilection ! Il les adoptait, il les choyait, pansant au besoin leurs blessures, les cataloguant avec minutie et les rangeant avec amour. Ce bonhomme infatigable accueillait avec le même entrain, dans son bizarre intérieur, Laclos et Massillon, Coquillart et Mirabeau, Horace et le chevalier de Boufflers, Virgile et Fontenelle, Laharpe et Laplace, Santeul et Vadé, Restif de la Bretonne et Lamartine, L’Alcoran de Du Ryer et Madame Bovary, l'Encyclopédie et l'Histoire des Peintres, le Nobiliaire universel et la Vie des Saints, Confucius et Pigault-Lebrun, Voltaire et Fénelon, Brantôme et Pascal, Cyrano de Bergerac et Crébillon, Sterne et Diderot, l'abbé Delille et l'Arioste, Anne Radcliffe et Mme Deshoulières, Plutarque et Vaugelas, Homère et Palissot, Chateaubriand et Paul de Kock, la Princesse de Clèves et Manon Lescaut, le Moyen de parvenir et L’Art d'aimer... Toutes les langues, toutes les époques, tous les genres, tous les systèmes, toutes les études, tous les rêves, toutes les folies, toutes les audaces, tous les ridicules, toutes les gloires se pressaient, se confondaient sans cesse en ce lieu singulier, sous la protection du père Lécureux, qui arrachait ces débris si divers, ces épaves de la science et de la littérature, aux marchands de la halle, à l'épicier du coin et au pilon inexorable ! Représentons-nous les cruelles émotions d'un amateur passionné qui a perdu un tome de son cher Montaigne de 1659 ou de son Rabelais de 1741, ou bien (chose plus affreuse encore !) un volume du Décaméron de Jean Boccace, édition de Londres, de 1757, ou du Molière, publié par Denys Thierry, en 1682. Voilà donc l'exemplaire incomplet, c'est-à-dire devenu tout à coup presque sans intérêt et sans valeur ! A quel saint se vouer? Où chercher, où courir? Quelles perplexités toujours croissantes!... Hélas ! la perte sera bien difficile, sinon impossible à réparer, — car le père Lécureux n'est plus là, avenant et alerte malgré les hivers, pour consulter ses fameuses lâches, si riches en révélations — et en consolations ! Combien l'excellent fureteur triomphait naguère, lorsqu'il trouvait, au milieu d'un paquet poudreux, le tome tant souhaité ! Il le livrait sans trop exiger en échange, se souvenant à propos d'avoir acheté à vil prix, dans un lot, à la salle Sylvestre, dans une vente après décès, ou même tout simplement, un matin, sur les quais, ce volume si précieux pour l'amateur rasséréné. De Paris, de la province et de l'étranger, on venait frapper à l'huis du vieux bouquiniste, avec empressement, avec confiance, et rarement on s'en retournait les mains vides. Que d'inquiétudes, de regrets profonds il a fait disparaître ; que de pures et durables joies lui sont dues! Que de bons livres, spirituels compagnons des veillées paisibles, il a sauvés ainsi de l'oubli éternel ! Combien de bijoux littéraires, imprimés en caractères antiques, sur papier de Hollande, enrichis de frontispices élégants et ingénieux, de portraits finement gravés ou d'ex-libris intéressants, il a préservés, ce brave homme, de l'horrible pilon aveugle et brutal, toujours prêt à détruire indifféremment l'esprit et la sottise, la science et l'erreur, la grâce et la vulgarité! Et, avec cette pâte nouvelle, que de papier on aurait fabriqué, pour le couvrir ensuite, le plus souvent, d'inepties ou d'insanités ! Oui, certes, il est juste de rendre hommage à cet humble collectionneur, plein d'expérience et d'obligeance, suffisamment instruit et sincèrement honnête, qui, après avoir rendu tant de services aux amoureux du livre, est mort pauvre et presque abandonné. Le savant, l'amateur, l'écrivain, le professeur, l'écolier, tous les âges, toutes les bourses, toutes les classes de lecteurs, ont été à même de reconnaître la grande utilité du commerce bizarre du père Lécureux. Nous pouvons louer hautement sa politesse, sa patience et son zèle : personne ne lui contestera ces qualités ! Il avait vu dans sa vieille maison plus d'une notoriété littéraire et même plus d'une gloire! M. Villemain, M. Patin et l'éminent bibliophile M. Brunet le consultaient à l'occasion. Le fabuliste-académicien Viennet venait parfois causer dans le magasin du bonhomme. M. de Chateaubriand le fit appeler à deux reprises ! M. Dupaty. M. Casimir Bonjour et M. de Jouy (l'Hermite de la Chaussée-d'Antin) lui témoignaient un vif intérêt ; Guilbert de Pixérécourt, Charles Nodier, Victor Cousin et M. Paul Lacroix ne l'estimaient pas moins. Tout enfant, il avait eu pour voisin le célèbre Latude, qui, chaque matin alors, pour gagner de l'appétit, était heureux de se dégourdir les jambes sur le Pont-Neuf, après « trente-cinq ans de captivité » ! Le père Lécureux aimait à parler de sa jeunesse aventureuse, passée en partie au Mexique (il s'occupait déjà de librairie) ; il racontait aussi volontiers, avec beaucoup de verve et d'originalité, à ses clients les plus fidèles, des anecdotes inédites sur les écrivains et les amateurs en renom du siècle. Nous nous souvenons de l'avoir écouté avec profit et grand plaisir. Vers la fin de sa vie, le digne homme était un peu sombre : il avait perdu la foi en l'avenir de son métier. « Ah ! monsieur, nous disait-il amèrement un jour, on ne complète plus, on réimprime! « Et il levait les bras au ciel, comme pour le prendre à témoin de l'injustice du sort, de la folie humaine et de sa légitime douleur. En effet, les réimpressions d'ouvrages anciens étant devenues très-fréquentes, très-nombreuses, et cotées à des prix fort abordables, à cause de la concurrence, le travailleur et le lecteur frivole sont maintenant d'accord pour délaisser les exemplaires incomplets des éditions d'autrefois. On rencontre, çà et là, d'aventure, quelques-uns de ces malheureux tomes, exposés, tantôt à la neige, au vent ou à la pluie, et tantôt à l'indiscrète ardeur du soleil, dans les humbles boîtes en sapin, mélancoliquement alignées sur les quais, depuis le Pont-Royal jusqu'au pont Saint-Michel ; — mais, si, tenté de relire un vieil auteur, le passant s'arrête, d'ordinaire il écarte avec dédain l'invalide au costume délabré, pour sourire à la « nouvelle édition » en un seul volume , marquée trois francs, et qu'on lui cédera volontiers à moitié prix, pimpante encore dans sa légère robe bleue, gris-perle ou jonquille, — quoique déjà familiarisée, sans doute, avec les façons, parfois un peu cavalières, du couteau de buis ou d'ivoire. Le bibliophile et le bibliomane demeurent, eux aussi, très-indifférents en présence des débris centenaires dont nous venons d'esquisser les infortunes. Excepté dans les grandes circonstances, où l'on ne veut négliger absolument rien pour compléter un ouvrage d'une rareté exceptionnelle, la persévérance nécessaire fait généralement défaut aujourd'hui. La collection si curieuse, que le père Lécureux estimait au minimum 30,000 francs, n'a pu être vendue de son vivant, même moyennant une somme infiniment plus modeste. Les libraires de Paris et de la province, pour satisfaire leurs clients, à bref délai, avaient souvent eu recours au bonhomme; mais, lorsqu'il voulut enfin se reposer, aucun d'eux ne consentit à acquérir son fonds. C'est trop encombrant ! s'écriaient-ils à l'unisson. — Les pénibles préoccupations que lui donnait une vente, sans cesse rêvée et toujours impossible, contribuèrent certainement à la mort du pauvre vieillard, qui n'encaissait , depuis longtemps, que de maigres recettes, — insuffisantes, dans la dernière année surtout, pour payer un loyer de 1,500 francs. Aussitôt après le décès de cet humble chercheur (2), tous ses volumes, vêtus, pour la plupart, de parchemin, de veau fauve ou de veau racine, étaient livrés en bloc à un marchand de vieux papiers, — à raison de dix centimes le kilo ! Les vénérables bouquins avaient perdu leur ami, leur fidèle protecteur, et ils ne pouvaient, hélas! lui survivre. Amateurs sincères, bibliophiles fervents, croyez-nous, plus que jamais prêtez à bon escient vos chers livres, car, si, par malheur, des vides venaient à se produire dans leurs rangs, nul ne saurait, comme le père Lécureux, remplacer à propos les tomes disparus !"

Alexandre Piédagnel, 1878


Comme en toute chose il est utile et nécessaire d'avoir un avis contraire pour ne pas tomber dans l'absolutisme, voici ce que publiait en 1884 le bouquiniste et bibliographe Antoine Laporte dans sa Bibliographie contemporaine, tome I, p. 306, à l'article BOUQUINISTE (un) parisien etc. Vision décalée du personnage Lécureux. Je vous laisse apprécier comment d'une même personne on peut avoir deux avis différents.

"Deux choses, étrangères au sujet de ce volume, son titre et son frontispice, nous forcent à lui accorder une hospitalité qu'il ne mérite pas. Le père Lécureux n'était pas un bouquiniste, c'était un libraire en boutique vendant des incomplets qui, hélàs ! ne complétaient jamais rien, mais nous retenons le titre : un bouquiniste, c'est la première fois, si nous ne nous trompons, qu'on donne cette étiquette littéraire à un ouvrage. Le frontispice, par une fantaisie de l'artiste, plus heureux de présenter une originalité que de s'enfermer dans la vérité de son personnage, nous rappelle imparfaitement, mais enfin crayonné par à peu près, au lieu de la boutique du père Lécureux, l'étalage du père Foy bouquiniste, et indique la silhouette originale et pittoresque de son costume et de sa figure. Prendre le bouquiniste Foy, bohême intelligent et gouailleur, pour le libraire Lécureux, figure honnête et douce, paraîtra un peu étrange aux amateurs qui ont connu les deux, mais nous, loin de nous en plaindre, nous sommes heureux de cette méprise artistique qui nous conserve la physionomie originale et fantasque d'un type-bouquiniste disparu." (Antoine Laporte).

(1) Extrait de l'ouvrage Un bouquiniste parisien - Le Père Lécureux par Alexandre Piédagnel. Paris, Rouveyre, 1878. 1 plaquette grand in-12. Tirage limité à 500 exemplaires.

(2) M. Lécureux, né à Paris, en 1795, y est mort le 18 novembre 1875, après huit jours de maladie. Un bouquiniste du voisinage (son ancien commis) lui a fermé les yeux. Le sympathique libraire a constamment travaillé ; une heure à peine avant de s'éteindre, il signait encore, d'une main défaillante, plusieurs lettres d'affaires, et faisait avec lucidité ses dernières recommandations."

Bonnes fêtes à tous,
et à bientôt pour la nouvelle année,

Bertrand

vendredi 19 décembre 2008

Les joies du bibliophile par Alexandre Piédagniel (1878)



"les joies du bibliophile"
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Les joies du bibliophile.

"L’amour des livres, cet amour pur, ardent, fécond, durable et sans mécomptes, a été célébré par Jules Janin, en toute occasion, avec le plus séduisant enthousiasme. Il possédait de si précieux volumes, et il les aimait tant ! Jamais, à coup sûr, aucun écrivain ne fut mieux pénétré — ni mieux entouré— de son sujet favori, et ne donna, par sa vie tout entière, plus éloquemment raison au mot si connu de Ménage, en l'honneur du charmant dada des bibliophiles : C'est la passion des honnêtes gens!

Quoi de meilleur, en effet, qu'un bon livre pour la nourriture et la joie de l'esprit? En le lisant, aux heures de fatigue morale, on se sent réconforté, on oublie ses déceptions, ses ennuis; le calme bienfaisant peu à peu renaît au fond de l'âme, l'œil s'éclaire, le front se déride, et le sourire bientôt refleurit sur les lèvres.

Lorsque, chassées par la bise, les dernières feuilles flétries se sont éparpillées, en tournoyant et gémissant, dans les allées désertes du jardin; durant les veillées de décembre, tandis que le vent rôde et pleure.

S'engouffrant tristement dans les longs corridors, n’est-il pas agréable et salutaire à la fois de relire un vrai livre, en face des tisons rougis qui craquent et pétillent, — tout en écoutant la chanson de la bouilloire ou celle du grillon familier?... Et, certes, l'été, sous un ombreux feuillage, au bruit léger du ruisseau murmurant, le plaisir n'est pas moindre pour le lecteur attentif et fidèle; mieux que jamais, au contraire, il apprécie tout le bonheur de vivre!

Quelles douces surprises. Quelles fêtes intimes, que d'émotions délicieuses on éprouve en ouvrant un beau volume du temps jadis, du XVIIIe siècle, par exemple (le siècle des élégances) ! La reliure pleine, en veau fauve ou en maroquin à larges dentelles, les tranches rouges ou dorées, le papier de Hollande, les caractères elzéviriens, les figures de Gravelot. de Moreau, de Bernard Picart le Romain, ou les vignettes d'Eisen, si délicates et si spirituelles, vous ravissent tour à tour. On croit voir l'heureux auteur de cet ouvrage centenaire, ou, s'il s'agit de la réimpression d'un classique, le patient lettré qui a enrichi l'édition de notes ingénieuses, de commentaires excellents ; on songe à ses recherches, à ses efforts, à sa persévérance ; on se représente sa joie en découvrant soudain un fait inédit, un détail curieux ; puis on s'incline par la pensée devant l'habile graveur qui a prodigué à son œuvre exquise tant de soins intelligents et passionnés. Le premier possesseur du livre vous apparaît, lui aussi, tout glorieux d'être le maître absolu d'un si bel exemplaire, le feuilletant avec respect, avec admiration, le savourant en quelque sorte, et demandant à ce compagnon docile l'oubli de ses chagrins de la veille et de ses soucis du lendemain!...

Mais écoute plutôt Jules Janin lui-même parler des livres, avec une autorité incontestable, avec un charme infini (1) :

"0 chefs-d'œuvre! Beautés! Grâces! Consolations! Sagesse! 0 livres, nos amis, nos guides, nos conseils, nos gloires, nos confesseurs! On les étudie} on les aime, on les honore... Et, de même que, les anciens posaient dans un coin de leur chambre un petit autel paré de verveine, et sur cet autel domestique un dieu familier, le vrai bibliophile ornera sa maison de ces belles choses... Qu'il rentre en son logis, ou qu'il en sorte il donne un coup d'œil à ses dieux favorables. Il les reconnaît d'un sourire ; il les salue en toute reconnaissance, en tout respect. Il s'honore aussi de ces amitiés illustres, il s'en vante! Les livres ont encore cela d'utile et de rare : ils nous lient d'emblée avec les plus honnêtes gens ; ils sont la conversation des esprits les plus distingués, l'ambition des âmes candides, le rêve ingénu des philosophes dans toutes les parties du monde ; parfois même ils donnent la renommée, une renommée impérissable, à des hommes qui seraient parfaitement inconnus sans leurs livres. Ils ajoutent même à la gloire acceptée! Au catalogue de ses livres, on connaît un homme ! Il est là dans sa sincérité. Voilà son rêve... et voilà ses amours! « Accordez-moi, Seigneur, disait un ancien, une maison pleine de livres, un jardin plein de fleurs ! » Voulez-vous, disait-il encore, un abrégé de toutes les misères humaines, regardez un malheureux qui vend ses livres! Bibliothecam vendat... Nous autres, les bonnes gens, les petites gens, qui se tiennent à part, loin du soleil, voici, du soir au matin, notre humble prière: « Accordez-nous, grands dieux, une provision suffisante de beaux volumes qui nous accompagnent dans notre vie, et nous servent de témoignage après notre mort! »

Combien l'éminent lettré se plaisait dans son merveilleux cabinet de travail, au milieu de ses chers livres, si savamment, si royalement habillés par des artistes tels que Capé, Niédrée, Duru et Trautz-Bauzonnet! D'un regard amoureux, attendri parfois, il contemplait, sans se lasser, cette nombreuse et brillante réunion d'amis : de poètes, d'historiens, de philosophes, d'orateurs, de romanciers, de critiques... Les volumes multicolores, bien alignés dans quatre vastes bibliothèques en chêne sculpté, semblaient reconnaissants d'une si vive affection et des hommages sincères qui leur étaient rendus. On eût dit, à les voir par un jour de soleil, qu'avec leur maître ils échangeaient des sourires!"
Demain je vous offrirai la suite de ce texte paru dans une plaquette en 1878 sous le titre de « Un bouquiniste parisien – Le Père Lécureux. » par Alexandre Piédagniel. Portrait d'un bouquiniste-libraire-bibliophile insolite au XIXe siècle.

PS : Sur les conseils d’un ami qui me veut du bien (merci à lui), on m’a invité à prendre quelques jours de congés… Le Bibliomane moderne sera donc sans doute en « vacances » quelques jours. Ce sera l’occasion pour les plus curieux et les plus assidus d’entre vous de lire ou relire les articles qu’un rythme endiablé ne leur aura pas permis de lire jusqu’à présent. Bonnes fêtes de fin d’années à toutes et à tous et à très bientôt.

(1) Nous avons glané les délicieux fragments qui suivent dans l'Amour des Livres, une plaquette devenue introuvable. Ce coquet petit volume (64 pages in-12), publié chez J. Miard, en 1866, a été tiré à 200 exemplaires sur papier vergé, avec titre rouge et noir. Son prix primitif était de 3 francs était de 3 francs; on en a vendu des exemplaires, brochés, plus de 60 francs. En tête de celui qui nous appartient, et que nous conserverons toujours précieusement, Jules Janin a écrit ce distique : Lorsque chacun sur mon livre hésitait, Piédagniel hardiment l'achetait.

Bonne journée,
Bertrand

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